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« Jean-Claude Golvin, de la restitution architecturale à la bande dessinée » Interview le 1er avril 2016

Interview de Jean-Claude Golvin par Pauline Ducret pour Cases d’Histoire le 1er avril 2016.

 

Jean-Claude Golvin est architecte et chercheur, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’image de restitution des villes antiques. Ses œuvres de restitution sont bien connues du grand public, à travers des ouvrages comme Voyage en Gaule romaine (en collaboration avec Georges Coulon, 2002) ou, tout récemment, Hérode, le roi architecte (en collaboration avec Jean-Michel Roddaz, 2014), ainsi que ses aquarelles exposées dans nombre de musées archéologiques. Il connaît bien le monde de la bande-dessinée, et aurait même le projet de se lancer lui-même dans l’illustration. Nous revenons avec lui sur son parcours.

 

Cases d’Histoire : Vous êtes spécialiste de restitution architecturale.En quoi cela consiste-t-il ?

Jean-Claude Golvin : La restitution concerne surtout les monuments, ou les villes. C’est la méthode qui permet de donner une représentation d’ensemble crédible du monument ou du site étudié. Si l’on n’a pas assez de signes forts connus, on ne peut pas les inventer. Ces signes majeurs sont nécessaires à la restitution, mais il faut encore les compléter. C’est un travail de réflexion, de proposition, de compétence aussi, parce qu’il faut connaître la matière – l’architecture antique. On pense à des modèles parallèles qui peuvent être compatibles puis on échafaude une proposition cohérente, qui permette de proposer la meilleure solution possible aujourd’hui. Quand on fait le travail de restitution on se rapproche autant que possible de ce qu’un monument ou une ville a pu être, et pour cela on se pose beaucoup de questions. évidemment, il y a une part d’hypothèse, mais comme il manque toujours des indices, que vous n’aurez peut-être jamais, la proposition doit avoir au moins une qualité : être logique et vraisemblable.

1 - Arles cirque

Arelate (Arles), le cirque.

 

Comment combler les vides de la documentation ?

On n’est jamais devant un cas tout à fait insolite. Les monuments publics sont bien connus, bien typés, on sait à quoi ils ressemblent. Il ne peut pas y avoir une marge d’inconnu énorme. Pendant la réflexion, on pense que ça va plutôt ressembler à tel exemple qu’à tel autre. En tout cas, la proposition doit être compatible avec tous les indices connus. Si on respecte déjà toutes les informations que l’on a, beaucoup d’hypothèses ne sont pas applicables. Généralement, c’est assez serré, et l’intervalle d’incertitude n’est pas très grand.

2 - Orange arc et nécro

Arausio (Orange), l’arc et la nécropole

Vous faites aussi des restitutions de villes. Comment restituer une ville que l’on ne peut connaître intégralement ?

Les villes, c’est comme un portrait robot humain : il faut avoir une idée de la topographie ancienne, des paysages, des limites au moins approximatives de la ville, de la trame urbaine et ensuite des grands édifices publics. On arrive ainsi à mettre les yeux, le nez et les oreilles du portrait robot. On a ensuite plus ou moins d’informations sur le remplissage des îlots, qui reste toujours symbolique. En fait, la représentation nous donne surtout le principe des choses. Ce qu’il est important de savoir sur une ville, c’est à quoi elle ressemble, à quoi ressemblent les constructions, les habitations, etc. Vous ne trouverez évidemment jamais toutes les informations, il ne faut pas rêver. Mais il faut que l’ensemble soit crédible et ressemblant. Ce qu’il importe de savoir, ce sont les règles, ce ne sont pas les cas particuliers divers et variés. Si vous allez à Venise, à Paris ou à Marrakech, vous n’avez pas besoin d’avoir vu toutes les maisons ; vous voyez ce qui différencie l’architecture de Hausmann à Paris de celle de Venise ou de Marrakech. Il y a quand même des choses claires et précises, qui sont les règles, les caractéristiques architecturales. Ces règles sont établies à partir d’un certain nombre de cas particuliers desquels on dégage ce qui vaut pour l’ensemble. Il faut faire ce remplissage théorique, c’est ça qui donne l’aspect d’ensemble probable des choses. Il ne faut pas non plus être rigide. On sait qu’il y avait des quartiers industriels, artisanaux, des entrepôts dans les ports, des quartiers riches, le decumanus maximus, etc. Il faut rendre tout cela dans la restitution du tissu urbain.

Restituer, c’est essayer de donner une idée de quelque chose, d’en donner une image. Alors que reconstituer, c’est remettre en connexion des morceaux que l’on connaît. La restitution comprend tout ce que l’on connaît mais aussi tout ce que l’on peut proposer, pour aboutir à une image, certes en partie théorique, mais une image d’ensemble.

3 - Pompei

Pompéi, vue générale

Les illustrateurs de bande dessinée essayent maintenant d’être de plus en plus précis dans leurs représentations de l’Antiquité. Certains font même un travail très proche de la restitution, comme Gilles Chaillet qui a dessiné la ville de Rome quartier par quartier. Qu’est-ce qui distingue encore, selon vous, ces deux pratiques ?

J’ai beaucoup d’amitié pour la bande dessinée. Simplement, le but est différent. Certains dessinateurs travaillent bien, s’informent bien, je leur donne même parfois des renseignements. Gilles Chaillet est par exemple parti d’une restitution qui existe, la maquette de Rome sous Constantin [réalisée par Italo Gismondi à partir des années 30]. Il a ensuite animé Rome. Il ne risquait donc pas de se tromper sur la restitution architecturale, pas plus que ceux qui l’ont faite et elle était bien faite. Pour d’autres qui veulent essayer de représenter des villes qui n’ont pas la chance d’avoir été représentées comme Rome, ils se renseignent. Ils cherchent généralement à bien travailler aujourd’hui, à bien s’informer. Je suis coopératif avec eux, parce qu’ils s’expriment dans un autre genre, et qu’ils peuvent faire aimer l’histoire.

Quand on est dans mon domaine, que l’on est lié au monde de la rechercher, on est obligé de justifier, d’expliquer ce que l’on a fait. Pour nous, le héro c’est le monument, ce ne sont pas les personnages qui s’expriment à travers une histoire libre  – le scénario de la bande dessinée. Il faut que chacun fasse son travail et soit bon dans son domaine. Celui qui fait une bande dessinée doit faire en sorte qu’elle ait un bon rythme, qu’elle attire la sympathie… Le but est autre.

Chaillet

Vous dites que vous avez aidé certains auteurs de bande dessinée dans leur travail. En quoi les deux domaines peuvent-ils être complémentaires ?

Les deux domaines peuvent bien sûr être complémentaires, et on a tout intérêt à collaborer. Mes images sont souvent utilisées par les dessinateurs qui s’en servent parfois directement, parfois en s’en inspirant. Ca ne me pose aucun problème, au contraire. Certains le disent explicitement. Philippe Delaby en parle dans les actes d’un colloque (note : colloque de Pau, voir l’article dans le blog de Cases d’Histoire) : « j’ouvre Voyage en Gaules romaine et en avant ! ». Ou De Gieter, qui fait Papyrus : quand je travaillais en égypte, il venait, je lui donnais des informations, il pouvait dessiner dans le temple, et je suis même allé le voir chez lui à Bruxelles. Tout ça, ce sont des relations amicales. Mais ce sont simplement deux domaines différents. Je n’aurais pas pu faire de la bande-dessinée tant que j’étais en activité au CNRS. On aurait dit que je m’amusais au lieu de faire de la recherche. Mais aujourd’hui, si j’ai envie d’en faire, personne ne peut m’en empêcher…

Il faut simplement être sérieux à chaque moment. Quand on fait une publication scientifique, on fait une restitution fondée sur les indices, le raisonnement, la discussion avec les autres participants de l’équipe scientifique. Si on fait de la communication, de la diffusion de la recherche pour des expositions ou des manuels à large diffusion, on est un peu plus à l’aise : on peut faire des vues en couleur et évoquer de façon attractive les sites. Si on fait de la bande dessinée, l’architecture n’est plus qu’un décor. Si elle est pertinente tant mieux, mais elle reste un simple décor.

 

5a : Murena, tome 6, Le Sang des bêtes, p.31 (dernière vignette)

5 (bis) Tolosa

Tolosa (Toulouse), l’entrée de la ville, par Jean-Claude Golvin.

Vous semblez avoir des projets de bande dessinée…

J’ai des projets, mais ça prend beaucoup de temps. Jeune, j’aurais aimé faire de la bd, c’est un des métiers qui m’auraient plu. Je ne l’ai jamais fait mais maintenant, sur le tard, c’est le moment de me faire plaisir, de le faire au moins une fois. C’est un choix tout à fait personnel. Je ne dirais pas que c’est pour m’amuser… enfin si, peut-être. C’est à la fois peut-être un peu pour s’amuser mais aussi pour répondre à un désir très ancien. Et puis se heurter à des difficultés réelles. Il faut s’enlever de l’idée que faire de la bande dessinée est facile. C’est tout sauf facile, ce n’est pas plus facile que le reste. Ca m’oblige à apprendre beaucoup de choses, à faire des efforts de renouvellement, surtout au niveau des personnages. Il ne faut pas toujours travailler par routine et avec facilité. C’est là le plaisir que j’y trouve.

6 - bateaux lagunes

Gaule, scène de bateaux de commerce dans une lagune.

En quoi est-ce différent, pour vous, de dessiner pour la bande dessinée et de dessiner pour des restitutions architecturales ?

Dans la bande dessinée, c’est l’histoire et les personnages qui prédominent. Le décor peut être intéressant, parce qu’il nous situe précisément, dans une ville et dans un lieu précis de la ville. C’est pourquoi les endroits que l’on représente doivent être bien restitués. C’est-à-dire qu’avant de mettre un lieu dans une bande dessinée, je suis obligé de le dessiner sous forme de restitution. Après, dans l’histoire même, on essaye de le mettre en scène, de tirer partie de la restitution pour donner de l’ambiance. Par exemple, si l’on est dans un triclinium, on insère des peintures murales, des lits, des tables, etc… Il faut que tout soit bien documenté, que ça corresponde aux connaissances que l’on a de l’époque. Mais c’est pareil pour les costumes, les objets de la vie quotidienne… il y a beaucoup de travail pour que tout soit crédible. A chacun de se faire son idée.

Dans les textes de l’époque d’Hergé et de ses successeurs, il est dit que, pour le décor, il ne faut mettre que le minimum utile pour la compréhension de l’histoire. Mais je n’ai pas envie de faire ça. Comme mon point fort est l’architecture, je vais balancer du décor ! Ca ne me gêne pas que le décor soit important. D’autant plus que, parfois, ce sera le seul moyen d’évoquer des sites qui sont trop difficiles à cerner parce qu’on n’a pas assez d’informations pour les restituer. Dans le cadre d’une histoire de bande dessinée, qui ne prétend pas être une publication scientifique, on peut évoquer les lieux tels qu’on les imagine, même si l’imagination doit toujours être cadrée. Il faudra juste mettre à la fin de notre album quelques pages d’explication : qui a fait le travail, dans quel état d’esprit… On essaye de ne pas faire confondre ce qui serait une publication à caractère scientifique et la bande dessinée qui a une marge de manœuvre plus grande. N’empêche qu’elle n’est jamais stupide : je ne vais pas imaginer un site si l’on n’en connaît rien, ça ne vaut pas le coup. Mais je peux très bien imaginer un port, ou un autre lieu dans son aspect probable. Dans la bande dessinée, ce qu’il faut regarder, c’est surtout l’histoire qui se déroule. Pour le décor, il faut seulement que personne ne puisse dire « non, c’est contraire à nos connaissances sur la période ».

7 (bis) Nîmes

Nîmes, vue panoramique.

Pourriez-vous nous donner quelques détails sur votre projet ?

Le projet concernera Narbonne, car c’est une ville très difficile à représenter pour l’instant mais pour laquelle des recherches sont en cours. On va donc travailler avec ceux qui étudient la ville. Ca permettra de montrer quelque chose de difficile à représenter sous une autre forme. Mais ce sera cadré, vu par des gens qui connaissent le sujet. Jusqu’à ce que de nouvelles fouilles révèlent des choses qu’on ne pouvait pas imaginer… Mais ça, peu importe. Ca permettra de rêver de la chose sans dérailler.

Mais c’est avant tout une bande dessinée, et l’intrigue ne se déroulera pas seulement à Narbonne. Il me faut donc changer de costume. On a trouvé les personnages, l’histoire… Je n’ai pas voulu faire l’histoire : je pense qu’il ne faut pas dessiner et scénariser à la fois. Ca prend trop de temps, et chacun a ses propres compétences. Le rôle d’un dessinateur est d’essayer de bien traduire. Pour ce projet, ce qui me pose problème ce n’est pas tellement de dessiner les personnages, mais plutôt de les dessiner dans l’esprit de la bande dessinée, c’est-à-dire de dessiner des personnages qui vont se ressembler à chaque fois, dans des tas d’expressions différentes. Il faut donc être bien entraîné pour les avoir dans le cerveau, en 3D, afin qu’ils soient ressemblants à chaque apparition. Ensuite, et c’est le plus important, il faut étudier la gestuelle : que les gestes soient expressifs, que tout colle bien… là, pour moi, il y a du travail ! Bien sûr il y a un peu d’intuition, mais il y a aussi des règles. Comme vous le savez, la gestuelle compte plus que le langage verbal. Ca a été longtemps sous-estimé, mais ce n’est plus le cas. Par exemple, si vous dessinez un personnage avec un ami, vous n’avez pas intérêt à le mettre face à son ami, mais plutôt à côté ou sur un angle, dans une position de complicité ou de communication, non d’affrontement. Il y a tout un tas de règles, qu’il faut potasser, des règles qui font qu’on emploie à bon escient des gestes comme on emploierait des mots. Heureusement, on a maintenant accès à des recherches sur le sujet. Tout cela est intéressant pour moi : je découvre peut-être la lune mais il y a beaucoup de choses que je ne savais pas et qu’il m’intéresse d’apprendre à travers cet exercice. Encore faut-il le réussir…

Faire un album représente énormément de travail, un an à temps complet. On avancera aussi vite que possible mais ça va s’étaler sur deux ans, car j’ai beaucoup de restitutions à faire en parallèle. Elles sont très demandées, pour des publications – pas que les miennes –, pour des musées, des expositions… Dès que l’on parle d’un lieu, on a évidemment besoin de le représenter.

Quant à ce projet de bande dessinée, je vais essayer de faire en sorte que ce soit au moins regardable. Pour le reste… on verra !

0 - photo Golvin

Jean-Claude Golvin en plein travail.